Bell vide le journalisme canadien de sa substance et fait un cadeau aux ennemis de la vérité
La perte de W5 et de milliers d'emplois de journalistes survient au moment même où le numérique représente une menace croissante pour la population canadienne.
Article originalement publié le 22 mars 2024 dans le Toronto Star
L’histoire de la création de W5 n’est pas banale. Elle commence en 1966 par le cafouillage d’un rival, un arraché et une course héroïque.
En 1966, la CBC venait à peine de retirer de l’antenne une émission d’actualités hebdomadaire originale et hardie, This Hour Has Seven Days (que l’on pourrait traduire par « Sept jours dans une heure »). Cette émission mettait son nez dans les affaires des puissants, racontait les choses à sa façon et s’est attiré de nombreux ennemis. Trop nombreux, en fait, pour que la direction de CBC News de l’époque puisse résister, si bien que l’émission a été supprimée.
De son côté, le journal télévisé CTV National News n’en était alors qu’à ses débuts, mais tout aussi courageux. Même s’il était à l’époque dans une situation financière désespérée, voire au bord de la faillite, le réseau de télévision CTV a profité du vide laissé par la CBC pour lancer W5, une émission d’enquêtes tout aussi intransigeante que celle abandonnée par la CBC.
Cinquante-huit saisons plus tard, le dernier épisode de W5 sera diffusé ce week-end. Jusqu’à la fin, l’émission aura été tout aussi audacieuse, courageuse et dévouée à la vérité qu’à ses débuts, mais ses propriétaires d’aujourd’hui ont beaucoup d’argent.
Bell a décidé de supprimer W5 le jour même où elle a augmenté, pour la 16e année consécutive, son dividende aux actionnaires et à son personnel de direction. Le personnel de W5 a été licencié ou déplacé dans le cadre de la plus importante mise à pied de Bell en 30 ans, qui a touché 4 800 personnes dans toutes les divisions.
Cette décision n’a pas aidé le cours de l’action, qui continue de baisser.
Toutefois, la perte de W5 et de milliers d’emplois de journalistes n’est qu‘un chapitre de l’histoire qui, à mon avis, mérite d’être racontée parce qu’elle se produit au moment précis où la menace numérique qui pèse sur la sûreté et la sécurité de la population canadienne se fait de plus en plus pressante.
Permettez-moi de vous en dire plus à ce sujet.
Les agences de sécurité du Canada ont conjointement averti que « les acteurs de la cybermenace tentent d’influencer les Canadiennes et Canadiens, en minant la confiance qu’ils accordent aux espaces en ligne .» De son côté, l’Agence canadienne de sécurité prévient que des puissances étrangères utilisent de plus en plus l’intelligence artificielle générative pour alimenter la désinformation en ligne. Qualifiant ce phénomène de « guerre cognitive », l’Alliance a rapporté en avril que de plus en plus de personnes sont incapables de faire la distinction entre les vraies nouvelles et les informations manipulées et encouragé les alliés à se concentrer sur le renforcement et la défense de l’esprit.
Les experts en sécurité s’entendent pour dire que le meilleur antidote à la guerre cognitive est un journalisme rigoureux et la vérification des faits. Pourtant, Bell, la société médiatique la plus importante et la plus lucrative au Canada, a choisi de réduire considérablement sa division consacrée à la recherche de la vérité.
Les faits parlent d’eux-mêmes :
- Malgré la déstabilisation rapide du monde, Bell Média a fermé tous ses bureaux journalistiques à l’extérieur de l’Amérique du Nord.
- Alors que les changements climatiques et les cyberattaques contribuent à l’augmentation du nombre de situations d’urgence dans les communautés, Bell Média a supprimé la plupart des postes de journalistes des radios locales.
- Elle a réduit à UNE personne le nombre d’employés qui fournissent des nouvelles nationales dans chaque province, sauf en Ontario.
- La plupart de ses salles de nouvelles télévisées locales sont maintenant désertes les fins de semaine.
- Bell Média continue de congédier les journalistes et les présentateurs les plus expérimentés auxquels les Canadiennes et Canadiens ont appris à faire confiance.
Toutes ces décisions risquent de rendre les Canadiennes et Canadiens moins aptes à combattre la guerre cognitive, car il n’y aura plus suffisamment de faits vérifiés ni de reportages dignes de foi. Les agents de désinformation et de manipulation rencontrent moins de résistance, ce qui réduit la résilience de notre pays à cette nouvelle forme de guerre hybride.
Je suis d’avis que le conseil d’administration et la haute direction de cette société extrêmement lucrative, qui s’était vu confier, en 2011, par les organismes de réglementation fédéraux, la gestion de la première source d’information du Canada, devraient reconnaître la menace actuelle de la guerre psychologique de l’information et inverser le cours des choses. Bell devrait investir dans ses salles de nouvelles, continuer de produire W5 et essayer de nouvelles idées audacieuses pour financer le vrai journalisme au lieu de compter uniquement sur des réductions successives de ses dépenses pour récompenser ses actionnaires.
C’est le moment de fortifier nos remparts pour protéger l’information, pas de les laisser s’effriter.
Bell a pourtant l’air de le savoir, puisqu’elle se présente aujourd’hui aux entreprises comme un chef de file en matière de cybersécurité : « Les menaces à la sécurité sont en pleine évolution. Comptez sur Bell pour vous en protéger. »
Mais lorsqu’il s’agit d’assurer la sécurité relative à notre façon de penser, Bell capitule constamment. En éliminant le journalisme d’enquête, c’est-à-dire la production de reportages approfondis, en supprimant les postes de journalistes à l’étranger et en réduisant à leur plus simple expression les nouvelles locales et les stations locales de radio, Bell risque involontairement d’aider nos adversaires, car tout cela fragilise notre confiance dans la vérité et notre confiance dans les autres, et rend notre société pacifique plus vulnérable.